lundi, janvier 08, 2007

Degas / Yeux éteints.









La lumière et les yeux éteints d’Edgar Degas.





Cela ne doit pas être très agréable pour un artiste peintre de travailler avec les yeux abîmés.
Les artistes qui ont une bonne vue installent leur atelier de travail dans un lieu ensoleillé pour profiter de la lumière ; il n'y a pas toujours eu l’électricité et de belles lampes pour éclairer les ateliers.
Mais alors l'hiver, quand la nuit tombe tôt et que le jour se lève tard ?
Il ne leur restait que quelques heures pour peindre !
Mais il y a plus déconcertant, le peintre italien Le Caravage peignait dans une cave en dessous du niveau du fleuve (le Tibre) qui s'écoule à Rome. Il était dans la pénombre, il n’y avait que la lumière du soupirail et l’éclairage des bougies. Quand on voit ses extraordinaires peintures obscures, on se demande où il était pour peindre et où étaient ses modèles ; tout est ténébreux.
Peut-être Le Caravage a-t-il fait comme le cinéaste François Truffaut ?
Dans son film "La Nuit Américaine", (1973) François Truffaut nous révèle un trucage de cinéma plutôt rigolo : il y a trente ans, on filmait tout le temps avec la lumière du jour, et on faisait croire aux spectateurs de la salle de cinéma que l’histoire se passait la nuit, ils y croyaient, ça faisait même peur. En réalité, c'était filmé en plein jour et le film nous fait toujours croire que c'est la nuit : « La Nuit Américaine », c’est le nom du trucage.



Dans "Barry Lindon" (1975 ), Stanley Kubrick est le premier cinéaste à se servir d'une caméra qui filme vraiment dans la pénombre. Depuis là, beaucoup d'autres metteurs en scène le font. La sensibilité des films est bien meilleure, on peut filmer la tombée de la nuit, mais il y en a qui abusent ! Par exemple, en dévédé à la maison, sur un petit écran on discerne peu de choses des scènes de nuit de certains films ; Blade runner, Margot,etc.

Le peintre Henri Matisse âgé, qui a toujours eu bon œil, mais de mauvaises jambes, a volontairement travaillé les yeux bandés de jour, pour changer ses habitudes, pour le plaisir, parce que c’est un peintre qui a souvent expérimenté.
Peut-être d'autres artistes ont-ils travaillé les yeux bandés ? L'avantage quand on a les yeux fermés par un bandeau, c'est que l'on peut l’enlever et rouvrir les yeux quand on veut…, si ça va mal.
Et, si l'on veut vraiment travailler la nuit sans lumière, on peut…, on se déplace à tâtons jusqu'à l'interrupteur pour éclairer la pièce : Ouf ! Si vous voulez essayer de peindre dans le noir, ayez l'interrupteur à la portée de la main, c’est mieux.



Les peintres âgés peuvent avoir des problèmes de dents, de jambes, mais aussi de vue.
On ne parle pas assez des peintres âgés.


Il y a des peintres âgés qui ont peint dans un brouillard assez épais, mais ils n’y faisaient pas exprès. Ils ne pouvaient plus savoir avec précision ce qu'ils peignaient avec leurs pinceaux.


Un peintre qui a beaucoup souffert de ses yeux presque aveugles est le peintre Edgar Degas.




Cet illustre peintre n’a pas pu voir les peintures qu’il a faites à la fin de sa vie. Il n’a pas pu les voir comme nous nous les voyons aujourd’hui aux musées; éclatantes de couleurs !

C'est un peintre de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Il est mort âgé, en 1917, dans l'oubli…, l'Europe avait bien d'autres chats à fouetter que de s’occuper de peinture à cette époque, elle était en guerre, il y avait des millions de morts à Verdun.
Edgar Degas est donc mort dans l'oubli comme bien d’autres, cela faisait déjà vingt ans qu'il était presque aveugle. Ça lui est arrivé progressivement.
Déjà, pendant son service militaire, Degas s'était plaint de troubles de la vue.
On ne sait pas bien ce qu'il a fait dans les dernières années de sa vie puisqu'il était oublié de tous.
Mais, on sait très bien ce qu'il a fait avant 1900 ; il a peint aux pastels de magnifiques tableaux aux traits vifs et colorés.
À cette époque, il ne voyait plus très bien les choses et les couleurs. Quand il se servait de ses bâtons de pastel, il les frottait et les briquait sur le papier avec beaucoup plus d'énergie que lorsqu’il voyait parfaitement ; sans doute par rage.
Regardez ses dessins à partir de 1890.

Lors des séances de dessin, il lui arrivait de demander à son modèle quelle couleur de pastel il devait employer… Il se faisait donc aider par les yeux de la personne qu’il peignait !



À cette époque, le peintre faisait venir chez lui un modèle, souvent une femme nue. Degas aimait dessiner les jeunes femmes faisant leur toilette dans un "tub". C’est un mot anglais qui signifie : baignoire métallique…, qui n’est pas équipée d'un robinet d'eau chaude et d’eau froide… Après le savonnage, il faut se rincer soi-même en se versant une cruche d'eau sur la tête. Le mot "tub" figure assez souvent dans les titres d’Edgar Degas.
Maintenant que l'on entrevoit à peu près ce que ce peintre « miro » tente de dessiner, il faut l'imaginer ayant à peu près cette conversation avec son modèle :

"J’ai terminé de peindre la serviette rayée rouge et orange avec laquelle tu t’essuies les cheveux. De quelles couleurs sont tes cheveux?"
"Ils sont roux avec des reflets orange !"
"Merci ! Ça me suffit, il ne faut pas que j'oublie les reflets"
"Il y a des reflets sur mes cheveux ?"
"Je ne les vois pas, mais il y a toujours des reflets de lumière blanche sur les cheveux soyeux. Je ne vois pas la couleur de tes cheveux, je ne vois que les belles courbes de ton corps légèrement en contre jour avec la fenêtre..."

À cette époque, les coups de pastel d’Edgar Degas donnent l'impression d'être un véritable feu d'artifice.
Dans certains tableaux, il attaque le support avec frénésie. Le contact est violent, le dépôt de pastel est assez important.
Ses yeux sont à demi éteints, mais il doit vouloir à tout prix apercevoir les couleurs de ses mines de couleur, c'est presque comme s'il avait envie de faire des étincelles avec ses bâtons de pastel comme un homme préhistorique qui brique deux silex, qui veut absolument découvrir le feu.
Et ça marche pour lui !
À cette force presque brutale, il faut ajouter son excellente mémoire qui lui permet de retrouver à coup sûr les courbes qu’il a enregistrées durant les dizaines d'années de travail devant les modèles. Aujourd’hui, le modèle qu’il a devant lui ne lui est pas très utile puisqu’il ne le voit pas bien, mais il le connaît, il l’a déjà enregistré, il l’a déjà vu sous cet angle.
Il est capable tel un puissant ordinateur de tourner autour, et d'apprécier les changements des courbes du corps dans l'espace.

On peut dire que c’est parce qu'il était aveugle qu’il a inventé un nouveau style, un style aux couleurs incandescentes, ardentes et fluorescentes.
Degas a inventé le feu d'artifice au pastel.

Il faut savoir que ça a dû vraiment le dégoûter d'avoir la vue très basse, cela le mettait de mauvaise humeur assez souvent, on le serait à moins !
On est quelquefois de mauvaise humeur à cause du temps, ou d'un vêtement qu'on n'aime pas et que l'on est obligé de porter. C'est dire que d'être peintre aveugle ça doit "foutre les boules".
Essayez de dessiner avec les yeux bandés pour comprendre ce que doit être la journée d'une personne malvoyante, aveugle et par-dessus le marché, peintre.
Vous pouvez répondre :
-"Les aveugles ne peignent pas."
-"Ils ne peignent pas s’ils sont aveugles de naissance, mais Edgar Degas n'est pas dans ce cas, sa vue a baissé progressivement, et, il n'allait tout de même pas changer de métier ?"
-"Il aurait dû changer de métier !"
-"Qu'aurait-il pu faire comme autre métier tout en restant artiste ?"
-"Musicien..., oui, mais cela n'a rien à voir, il faudrait tout recommencer, alors que Degas est déjà un des plus grands peintres du XIXème siècle."
"Il n'a qu'à faire sculpteur !"

"C'est exactement ce qu’il a fait..,
…pas tout à fait, puisqu'un sculpteur taille et enlève de la matière, du bois, du marbre, alors qu'Edgar Degas a travaillé avec de l'argile. C'était une bonne idée de modeler, parce que ses mains n'étaient pas aveugles du tout, et, dans sa tête, il avait la parfaite mémoire des formes."




Il va donc modeler beaucoup l'argile et la cire ; il a modelé surtout des chevaux et des danseuses.
Lorsque sa vue était encore bonne, Edgar Degas a peint beaucoup de danseuses à l'Opéra : quand il ne put plus bien les voir, qu'il ne voyait plus que du brouillard, il devait encore les « sentir » danser devant lui dans l’argile… Il se servait sans doute de la terre glaise comme d'une dernière assistance pour « voir » les ballerines revivre et danser sous ses doigts.
Edgar Degas avec de l'argile a réussi à nous transmettre l'effort, la légèreté, la tension, l'audace des poses de ces jeunes filles. Ceux qui ont vu ses figurines dans son atelier ont pu le dire !



Malheureusement pour nous, il a mal fait son métier, il ne connaissait pas bien les lois du modelage.
Un ami à lui, sculpteur professionnel, disait : « Ce diable d'homme veut sculpter, mais il ne veut pas apprendre la sculpture. Pour qu’une sculpture soit solide, il faut qu'elle ait une structure solide, sans quoi il arrive un moment où tout dégringole. Je ne peux pas lui faire entrer cela dans la tête. Si un bras d’une danseuse dépasse l'aplomb et risque de tomber, il y met un bout d’allumette, ce n’est pas solide du tout ! »
Son ami modeleur avait raison, un grand nombre de statuettes d’Edgar Degas se sont détruites d'elles-mêmes, très peu ont résisté un siècle.
Il y en a tout de même quelques-unes qui ont pu être sauvées, et notamment son chef-d'œuvre, "La jeune danseuse de 14 ans" que l'on peut voir au musée d'Orsay : Elle est assez impolie avec son pied en avant et sa tête relevée.




Il l’a habillée d’un véritable tutu en tulle, et elle a un ruban de satin dans les cheveux, ça ne se faisait pas à cette époque d’ajouter du tissu à de l’argile.
Si les statuettes sont tombées en poussière dans son atelier, heureusement les peintures et les dessins eux, se sont bien conservés ! Les danseuses sont encore aujourd’hui très belles avec leurs tutus colorés aux pastels vifs.



« Un feu d’artifice éclate dehors, vous l’entendez, mais vous ne pouvez pas le voir.
Il est derrière la montagne.
Vous ragez !
Vous prenez une feuille blanche ou noire, des bâtons de pastel.
…Faites le bouquet final.
Vous avez les yeux ouverts, fermés ou bandés, c’est comme vous voulez.
Dessinez les étincelles dans le ciel,
…c’est énergique, c’est rapide, c’est coloré, ça éclate de partout, c’est beau de couleurs…
… vous entendez la fête ? »







2 commentaires:

Giron design a dit…

Je vous remercie grandement pour ces infos sur Degas, je ne savais pas qu'il avait cet handicap...bel exemple pour ne pas s'apitoyer sur son sort..et cela donne du courage pour continuer...,merci de votre blog, espérant une longue durée...

Anonyme a dit…

c'est un vrai cadeau votre article! je suis aussi atteinte de malvoyance, peintre et sculpteur, vous me donnez la pêche ce soir! merci!! il faut parler de la vie réelle des peintres et sculpteurs, le + souvent les critiques escamotent cette réalité qui nous les rendraient encore plus proches! Gracias!